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2020-03-16Pierre Haski, président de RSF, a écrit mon portrait pour le magazine Stratégie.
Sa start-up Jahan Info est hébergée à Station F et son incubateur social, Singa, a essaimé dans huit pays. Pour cet Iranien qui a fui la répression du régime des mollah en 2009, il ne s’agit pas d’« aider » des réfugiés, mais de faire en sorte que la société française bénéficie des talents des réfugiés.
J’ai fait la connaissance de Roohollah Shahsavar peu de temps après son arrivée en France en 2009, fuyant la répression du mouvement de protestation contre la fraude électorale dans son pays, l’Iran. Journaliste puis fondateur d’une agence de communication politique, il avait participé à la « révolution verte » avec les candidats réformistes qui se sont vu « voler » leur victoire. « Rooh », comme l’appellent ses amis, ne parlait quasiment pas le français, et découvrait, hésitant, le pays qui lui avait offert l’asile politique. Avec l’aide d’une amie commune franco-iranienne, il avait ouvert un blog sur notre site, Rue89, cherchant sa voie d’exilé dans un pays modérément accueillant…
Je le retrouve en 2020 président de l’incubateur social Singa, qui travaille avec les réfugiés et les migrants dans leurs projets entrepreneuriaux, et lui-même à la tête d’une start-up à base d’intelligence artificielle, hébergée à la prestigieuse Station F ! Ses yeux sombres sont toujours aussi perçants, mais son expression corporelle a elle-même changé, reflétant une confiance en soi qui lui faisait défaut ses premières années en France, pays dont il ignorait les codes et les réseaux. À bientôt 40 ans, il reconnaît aisément la transformation : il divise sa décennie parisienne en deux, cinq ans de « brouillard », selon sa formule, et cinq ans avec un cap clair et un engagement fructueux.
Déclic
C’est auprès de Singa que s’est produit le déclic. Lorsqu’on lui a parlé de cette entreprise sociale dédiée aux réfugiés, fondée par trois Français avec une solide expérience internationale qui avaient repéré un manque dans l’écosystème français, il a opposé un refus catégorique. « J’avais peur d’une approche misérabiliste et paternaliste, du genre “on va t’expliquer ce que tu dois faire”… », dit-il. Il avait fui le milieu des exilés iraniens à Paris, trop ghettoïsé à son goût, pour tenter sa chance de son côté. Mais, attiré à Singa par la perspective de bureaux gratuits, il a découvert que les fondateurs partageaient sa déception d’un certain humanitaire paternaliste, d’une « verticalité » qui ne menait à rien.
Rooh se souvient : « Ils voulaient créer quelque chose pour des gens compétents auxquels ne manquait que le capital social ; un lieu de rencontres et d’amitié, dans lequel les bénéficiaires ont le rôle principal. J’y ai retrouvé une horizontalité qui me rappelait notre campagne de 2009 en Iran : notre slogan était que chaque citoyen devenait un quartier général, que chacun s’approprie tout. »
« Déclassement violent »
L’optique change : il ne s’agit pas d’« aider » des réfugiés, mais de faire que la société bénéficie des talents des réfugiés, une sacrée différence… Le jeune entrepreneur iranien évoque avec éloquence le « déclassement violent » que rencontrent les réfugiés qualifiés lorsqu’ils sont déracinés dans un autre pays. Il leur est très difficile de trouver un emploi dans leur domaine, et pendant longtemps, les réfugiés luttaient dans l’espoir que leurs enfants devenus français connaîtraient une vie meilleure… Tout a changé : la génération de Rooh refuse de se sacrifier.
Singa permet aux porteurs de projets de créer des réseaux de compétences, de conseils, d’amitié dans le pays d’accueil, qui sont aussi importants que le financement. Fondé en 2012, Singa a essaimé dans huit pays en Europe et Amérique du Nord, et fait émerger quelque 300 projets d’entreprises, dont la moitié en France. Parmi les success-stories passées par Singa, on compte « Meet my Mama », une FoodTech qui fait travailler une quarantaine de femmes venues du monde entier, et compte une quinzaine de salariés en France et en Europe ; Konnexio qui aide les gens éloignés du monde numérique ; ou encore CALM (Comme à la maison), un « Airbnb du réfugié », projet sorti d’un hackaton et qui permet l’accueil chez l’habitant de nouveaux arrivants.
Mais Rooh reconnaît que le système de Singa n’a pas permis jusqu’ici de surmonter l’absence de capital de départ des porteurs de projets. Or sans « amorçage », pas d’investisseurs, institutionnels ou privés. La plupart des projets initiés sont portés par des personnes « issues » de l’immigration ou de l’asile, moins par des personnes de la première génération. Pour compenser ce manque, Singa cherche à créer un fonds de « pré-amorçage » participatif, qui permettra ensuite d’aller frapper à la porte de la BPI ou de business angels. « Il y a plein de projets géniaux, tech et sociaux, qui n’attendent que ça », s’enthousiasme-t-il.
Lettres persanes
L’entrepreneur iranien consacre aujourd’hui un jour par semaine à Singa, et tente de mener parallèlement ses projets personnels. Il a lancé son propre média, « Lettres persanes », lorsque l’accord nucléaire avec l’Iran, en 2015, a semblé ouvrir une nouvelle ère d’échanges économiques et humains avec ce pays complexe. Rooh avait croisé le chemin d’une jeune Française, Delphine O, diplômée d’Harvard et ayant étudié le persan à Téhéran, qui se lança dans l’aventure avec lui. Mais Donald Trump a eu raison de leur modèle économique, en imposant de nouvelles sanctions et en tuant tous les échanges avec l’Iran… Une « Semaine d’Ispahan » à Paris a ainsi perdu tous ses sponsors français en quelques minutes lorsque les États-Unis ont dénoncé l’accord nucléaire ! Delphine O, entre-temps, était devenue députée par accident, lorsqu’En Marche a ouvert ses portes à la société civile en 2017… Il s’est lancé dans une nouvelle aventure, « Jahan » – « le monde » en persan –, et qui, grâce à l’IA, vise à détecter les « signaux faibles » des évolutions politiques dans des sociétés complexes, du Moyen-Orient ou d’Asie centrale. Il est en train de boucler le financement du projet.
Quand il regarde le chemin parcouru, Rooh ne cache pas sa fierté, même s’il note avec une pointe d’amertume : « Je retrouve le statut social que j’avais en Iran il y a un peu plus de dix ans, mais j’ai sacrifié ma vie personnelle, je n’ai pas pu revoir mon père depuis dix ans ». Et cet Iranien qui n’a pas froid aux yeux met la barre très haut : « tout ce que nous avons fait, personne n’y croyait ; on peut faire bouger la France comme ça ».
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